Du 23 avril au 21 juin 2020
La Biennale d’art contemporain autochtone (BACA), 5e édition
Kahwatsiretátie : TeionkwariwaiennaTekariwaiennawahkòntie
Honorer nos affinités
Sous le commissariat de David Garneau (Métis) assisté de rudi aker (Wolastoqiyik) et de Faye Mullen.
La Galerie d’art Stewart Hall
176, chemin du Bord-du-Lac – Lakeshore
Pointe-Claire (Québec)
The James Bay Project, 1979-1980
Une collaboration de Rainer Wittenborn et Claus Biegert avec les Cris
Par Arnd Schneider
Dédié à la Première nation crie de la région de la Baie James / Eeyou Istchee.
«Nous le savions: ce n’est qu’avec les Cris que nous saurions créer une exposition sur le conflit à la Baie James. Très tôt au cours de nos recherches, nous sommes arrivés à la conclusion que les Cris devaient être les premiers à revoir notre travail avant de le présenter publiquement au Canada (au Musée des Beaux Arts de Montréal), aux États-Unis, au Brésil, en Europe et Thaïlande ; onze sites au total. » (1)
En 1979-1980, deux Allemands, l’artiste en arts visuels Rainer Wittenborn et Claus Biegert, membre de longue date de Survival International, diffuseur et écrivain sur les affaires autochtones de l’Amérique du Nord, ont visité la Première Nation crie de la région de la Baie James au Nord du Québec, alors fort inquiétée par d’immenses projets de centrales hydroélectriques qui éventuellement inonderaient une grande partie de leur territoire traditionnel. Le projet artistique de cinq mois comprenait un inventaire de la région, de nombreuses entrevues avec des aînés et des gardiens du savoir dans différents villages cris (Eastmain, Chisasibi, Wemindji et Mistissini), ainsi que des entrevues politiquement embarrassantes avec les gestionnaires de la Société d’énergie de la Baie James à Montréal. Wittenborn et Biegert ont d’abord soumis leur projet au Grand Conseil Cri de Val d’Or pour s’assurer de leur coopération. Wittenborn et Biegert, tous deux fortement engagés dans une démarche écologique, sensibilisés aux modèles persistants qui profitent de l’exploitation des peuples autochtones, avaient pris connaissance de la situation dans la région de la Baie James et souhaitaient en faire l’objet d’un nouveau travail.
Les artistes ont promis aux chefs du Grand Conseil que dans deux ans, une fois leurs recherches et leurs œuvres d’art terminées, ils reviendraient pour présenter leur travail dans la nouvelle école de Chisasibi, où la communauté de Fort George avait été relocalisée. C’est donc dans la communauté de Chisasibi que la tournée canadienne de l’exposition a débuté. Il s’agissait d’une expérience délibérée d’exhiber la politique souvent égoïste des artistes, des anthropologues, des photographes et des journalistes, qu’une femme crie, Susan Pashagumskum à Wemindji, avait décrite en termes très francs : «Ils viennent ici et ils nous pressent comme des citrons… puis ils ne reviennent plus jamais »(2). Le travail des deux Européens a été bien reçu, non seulement par les jeunes mais aussi par les Aînés, et le chef des réunions hebdomadaires du conseil, Samuel Tapiatic, a installé l’exposition dans le bâtiment de l’école de Chisasibi, afin de la rendre accessible à toute la population.
L’exposition se déclinait sur trois thèmes: La nature, Les gens et Le complexe hydroélectrique. Le thème de la nature s’est concentré sur l’environnement et les moyens de subsistance des Cris, désormais menacés par les projets hydroélectriques (figures 30, 31). Le thème des gens a mis l’accent sur la vie quotidienne ainsi que la culture de la chasse dans les différents villages visités par Wittenborn et Biegert (figures 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 23, 25, 26, 29, 32, 34, 35, 39). Il comprenait également un chapitre sur ceux qui étaient venus dans le Nord pour tout bouleverser, c’est-à-dire les travailleurs de la construction (figures 11, 12, 13). Enfin, le thème du complexe hydroélectrique a documenté les immenses travaux de construction des centrales, des barrages, des villages de travailleurs et les zones déjà inondées (figures 24, 27, 28). Depuis les années 1960, le gouvernement du Québec planifiait l’exploitation des vastes bassins hydrographiques du Nord québécois. Le projet de complexe hydroélectrique de la Baie James a été mis en œuvre à partir de 1971 par la Corporation de Développement de la Baie James. Cependant, le gouvernement n’a jamais consulté la Première nation crie ni les peuples inuits de la région. Ce n’est qu’après l’opposition des Premières Nations et plusieurs ordonnances légales qu’en 1975, le Gouvernement provincial a signé la Convention de la Baie James et du Nord québécois, qui versait aux Cris une compensation financière et protégeait légalement leurs droits de pêche et de chasse, mais cette convention impliquait également la perte d’une partie de leurs territoires traditionnels. Ces derniers rétréciront au point d’être méconnaissables, puisque les bassins en amont des barrages submergeront une zone comparable à la superficie de la Belgique.
Le Carnet de notes de la Baie James (James Bay Notebook) constituait une partie importante de l’exposition ; il est composé de 60 feuillets (110 x 75 cm) réunis dans une boîte ; les pages ont été disposées en livrets ‒ nous montrons ici un éventail à partir de photographies. Sous forme de journal intime et de façon chronologique, ces planches présentent des collages grand format de textes, d’images et d’annotations manuscrites qui relatent le voyage que l’artiste et l’écrivain ont réalisé à travers les terres cries. L’exposition présentait des spécimens de plantes collectées (qui ont été placées dans des sacs en plastique transparents attachés aux pages : figures 14, 15, 37), quelques objets, comme des pièges, offerts par les Cris, ainsi que des spécimens d’oiseaux sauvages, comme la Bernache du Canada et le Canard noir. Le James Bay Notebook présente la même facture que celle développée par Wittenborn dans sa série de dessins «Amazon Basin» (1975/1976), où il combinait des informations «scientifiques» (telles que des cartes satellites) avec des dessins au crayon représentant l’environnement et les moyens de subsistance des peuples autochtones menacés par la destruction de la forêt amazonienne. (3)
Dans le James Bay Notebook, les dessins méticuleusement exécutés de l’environnement, des animaux, de l’équipement de chasse et des personnes, démontrent non seulement le talent du dessinateur accompli, mais également un ouvrage qui, au-delà de la virtuosité, témoigne d’une formule de reconnaissance du temps passé à dialoguer et à apprendre avec les Cris.
Une partie colossale du travail réalisé est l’herbier, avec des classifications qui accommodent la terminologie occidentale et crie : le 17 octobre 1979, Wittenborn a présenté les plantes qu’il avait récoltées aux aînés cris de Wemindji ; parmi eux, l’aîné très compétent Geordie Georgekish (figures 2, 3, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22). Comme l’a suggéré un jeune Cri participant au projet qui avait établi le contact avec les aînés, du tabac leur a ensuite été offert en reconnaissance de leur travail de classification, respectant ainsi le protocole.
Wittenborn écrit dans son carnet de voyage:
«Après avoir déposé les pages (avec les plantes) sur la table, nous les avons invités à identifier les plantes par leurs noms et leurs usages. Avec l’aide de l’interprète, Claus Biegert note pour chaque spécimen, son usage comme matériau, nourriture et remède. Sous les noms latins, le professeur de langue crie inscrit les noms en caractères syllabiques. Parfois, mais rarement, il y a désaccord et les plantes circulent entre les mains. (…) Geordie Georgekish, âgé de plus de soixante-dix ans, est celui qui possède les connaissances les plus complètes dans le groupe. Il parle peu, mais c’est toujours lui qui tranche car il semble incarner l’incontestable autorité. Les plantes deviennent rapidement bien plus qu’un simple matériel d’étude botanique. Déjà, la nomenclature est dissemblable : elle ne comprend pas de genres, ordres, familles, sous-familles etc… comme dans notre système. La plante est nommée et identifiée dans une association directe avec les humains et les animaux, elle fait partie de la vie quotidienne et de l’expérience de la forêt. Il n’y a aucun souci pour identifier les lichens qui sont si difficiles à classer. L’espèce Cladonia, par exemple, est identifiée par Geordie comme «Wapiscamik – ce que mangent les caribous». «Waekunk», le lichen de pierre fait de points noirs, que nous ne pouvions pas identifier dans le lac Hélène, est connu sous le nom de «pain-lichen» ; il peut se moudre pour en faire une farine, dans les moments difficiles, et se cuire sous la forme de pain plat. » (4).
L’anthropologie et les arts occidentaux cumulent une longue histoire d’appropriation des autres cultures qu’ils ont colonisées. Cependant, si l’on parle d’excursions artistiques sur le terrain ethnographique, ce qui deviendra plus tard un champ de collaboration croissant entre artistes contemporains et anthropologues (le «tournant ethnographique»), le Projet de la Baie James était bien en avance sur son temps (5). En fait, le projet de recherche artistique de Wittenborn et Biegert avec les communautés des Premières Nations a bousculé le domaine académique de l’anthropologie. Trop longtemps entachée par ses conceptions colonialistes, l’anthropologie s’est donné des prérogatives sur la représentation des autres, et ce n’est qu’au milieu des années 1980 qu’elle s’est vu remettre sérieusement en question ses pratiques. Cela a toutefois été précédé par la prise de position politique d’une faction radicale de l’anthropologie appliquée, où des anthropologues ont soutenu les Premières Nations dans des combats juridiques pour défendre le territoire et d’autres droits, inspirant le projet de Wittenborn et de Biegert à la Baie James.
La valeur particulière du Projet de la Baie James, pour les engagements artistiques actuels et futurs avec les communautés des Premières Nations, réside dans son solide plaidoyer politique et sa position éthique engagée, présente dans tous les aspects du projet : sa planification, l’octroi de permissions, la validation de l’intérêt mutuel, la base de relations respectueuses pendant la recherche et la restitution des résultats du projet aux Cris, par le biais d’expositions et de catalogues (y compris de répondre à une invitation des Cris pour une visite subséquente avec l’exposition Amazon of the North en 1995) (6). Un autre exemple qui témoigne de l’éthique inconditionnelle de Rainer Wittenborn dans cette respectueuse collaboration avec les Cris est que lorsque Louise et Kenny Blacksmith lui ont demandé s’il pouvait également dessiner des plantes et des animaux dans la région de Mistissini, il les a incités à réaliser leurs propres dessins et herbiers, plutôt que de leur fournir sa version. «Cela aurait pu être une très belle œuvre, mais ce serait davantage la mienne et non pas la leur», comme il le note dans son journal de voyage (7). C’est dans cet esprit de respect et d’éthique collaboratrice que la recherche artistique conjointe avec des étrangers peut être réalisée selon les termes et les intérêts des Premières Nations.
Remerciements
Je remercie David Garneau pour l’invitation à écrire cet essai, ainsi que Rainer Wittenborn et Claus Biegert pour leur temps et leur aide dans la recherche d’œuvres et de documents artistiques. Toutes les traductions de l’allemand sont les miennes.
Notes
(1) Wittenborn, Rainer and Biegert, Claus, “Answers to questions by Arnd Schneider and Christopher Wright” (Dialogues), in: Contemporary Art and Anthropology, eds. Arnd Schneider and Christopher Wright, Oxford / New York: Berg, 2006, p.144.
(2) Wittenborn, Rainer and Biegert, Claus. James Bay Project: A River Drowned by Water. Museum of Fine Arts, 1981, p. 268.
(3) Wittenborn, Rainer. “The Amazon Basin”, Rainer Wittenborn Landscape Management / Transmitted Pictures, Münster: Westfälischer Kunstverein /Ludwigshafen: Kunstverein, 1977/1978.
(4) Biegert, Claus and Wittenborn, Rainer. Der grosse Fluss ertrinktim Wasser: James Bay: Reise in einensterbendenTeil der Erde [The great river drowns in water: James Bay: travel to a dying part of the earth]. Reinbekbei Hamburg: Rowohlt, 1983. p. 67
(5) Schneider, Arnd, “The Art Diviners”, Anthropology Today, (9), 1993, 2, pp. 3-9, and “Uneasy Relationships: Contemporary Artists and Anthropology”, Journal of Material Culture, (2), 1996, pp. 183-210. Also, Foster, Hal. “The Artist as Ethnographer”, The Traffic in Culture: Refiguring Art and Culture. Eds. George Marcus and Fred Myers, Berkeley: University of California Press, 1995.
(6) Wittenborn, Rainer (in collaboration with Claus Biegert). Amazon of the North. Middletown, Connecticut: Ezra and Cecile Zilkha Gallery Center for the Arts Wesleyan University, 1995.
(7) Biegert, Claus and Wittenborn, Rainer. Der grosse Fluss ertrinkt im Wasser …, p. 140.