Vernissage : Le mercredi 7 mai de 17h00 à 20h00
Storytelling : La biennale d’art contemporain autochtone (BACA), 2e édition
Nadia Myre (Exposition individuelle)
Cirque du Soleil – Le Siège social international
Les humains sont des animaux narrateurs. Le storytelling est la structure première à travers laquelle les humains pensent, tissent des liens et communiquent. Nous créons des histoires, nous racontons des histoires, nous vivons des histoires parce qu’il s’agit d’une partie intégrale de l’expérience humaine. Les mythes à travers lesquels nous vivons modèlent et empreignent notre expérience. À travers leurs symboles et leurs images, ils nous informent et nous forment.1
Après cinq siècles de colonisation, de décolonisation et de post-colonisation, il est plutôt surprenant qu’il n’existe aucun système d’éducation autochtone reconnu au Canada.2 Si historiquement, cela pourrait s’expliquer par une stratégie d’assimilation culturelle, notamment à travers la mise en place de pensionnats, aujourd’hui, cette réalité dénote le fait que leur système pédagogique reste encore largement sous-estimé. Judy Iseke, une intellectuelle canadienne, remarque que le foyer central de l’épistémologie, de la pédagogie et de la recherche des peuples autochtones diffère beaucoup de la tradition européenne de l’enseignement magistral qui prévaut dans notre société.3 En fait, une des caractéristiques communes aux diverses nations amérindiennes est la communication du savoir à travers les contes et les histoires.
Alors que le storytelling est un système de communication ancestral – en effet, les mythes et légendes ont été la clef de voûte de l’enseignement dans la plupart des cultures – il demeure encore aujourd’hui un outil pédagogique efficace. Dans un article du New York Times, Annie Murphy Paul rapporte que la recherche neuroscientifique a établi que certaines parties du cerveau ne sont stimulées que par de l’information véhiculée par la forme narrative.4 Certaines données sont plus aisément remémorées lorsqu’elles sont associées à une histoire, plutôt qu’à un simple bilan. Malgré tout, le storytelling demeure encore fortement ignoré comme méthode d’enseignement de haut niveau. Tel que souligné par Sandra E. Sherwin-Shields, nous vivons dans un monde dans lequel la connaissance est considérée comme rationnelle, irréfutable et objective.5 L’enseignement par le storytelling ouvre la porte à une compréhension d’un savoir différent, organisé autour de l’expérience individuelle et collective, un savoir qui rend compte de notre subjectivité et qui permet d’appréhender notre environnement pour s’ouvrir aux autres.
Pour la seconde édition de la Biennale d’art contemporain autochtone, j’ai choisi d’inviter des artistes contemporains autochtones – dont plusieurs sont aussi enseignants dans le système post-secondaire canadien — à partager des histoires qui sont brutalement contemporaines et incroyablement pertinentes au contexte actuel. Certaines sont personnelles, alors que d’autres racontent des réalités courantes, principalement celles qui entourent la crise écologique. Plusieurs intellectuels s’entendent pour dire que les nations autochtones continuent d’amener la cause environnementale vers l’avant. Noam Chomsky, peut-être l’un des esprits les plus importants de notre époque, a ouvertement souligné l’importance des activistes autochtones quant aux politiques environnementales. Les artistes inclus dans cette importante exposition ne font pas qu’uniquement sonner l’alarme de l’écologie, mais à travers leurs histoires, ils nous enseignent à respecter et célébrer la nature dans toute sa complexité, pour sa construction fascinante.
C’est notamment le cas de Michael Anthony Simon avec Loud Whispers, une œuvre pour laquelle l’artiste a laissé des araignées tisser leurs toiles dans son atelier. Après les avoir libérées dans la nature, il peint ces magnifiques voiles de soie en diverses couleurs, les transformant presque en capteurs de rêve. En permutant l’ordinaire, le banal, Simon renverse notre perception et détourne notre focus vers ce qui est oublié. Il force ainsi les spectateurs à reconsidérer autrement leur environnement, changeant au passage notre relation à quelque chose d’aussi peu valorisé qu’une toile d’araignée. C’est comme si l’œuvre nous enseignait que de se préoccuper de la nature et d’y porter attention pouvait agir comme le capteur des mauvais rêves qui menacent aujourd’hui notre planète.
Da-ka-xeen Mehner a trouvé dans les archives photographiques des images d’un curieux personnage Tlingit, qui étrangement, porte son nom. À travers celles-ci, il investigue comment son peuple a été représenté. Il s’approprie cette histoire et la réinterprète, créant ainsi un lien entre le passé, comment l’histoire de son peuple a été racontée, et du présent, comment il choisit aujourd’hui d’en (re)faire l’histoire. Les images qu’il crée révèlent comment la vérité et la fiction cohabitent bien souvent côte-à-côte. De façon similaire à Scott Benesiinaabandan, son travail aborde le besoin humain de bâtir une mythologie pour donner du sens au monde dans lequel nous vivons. Dans sa série Psychometry, Benesiinaabandan réfère à une technique psychique traditionnelle utilisée par plusieurs peuples amérindiens à travers duquel il devient possible de lire l’histoire dans l’énergie contenue à l’intérieur des objets et des lieux. C’est une pratique du storytelling autochtone qui valorise une réceptivité et une sensibilité à l’environnement.
Les photographies de Keesic Douglas offrent une autre perspective sur l’urbanisme et ses effets néfastes sur la nature. Il a pris des photographies de troncs d’arbres tronqués. Ses arbres démembrés rappellent des totems, même s’ils apparaissent négligés, abandonnés, oubliés et même blessés. Un examen attentif de ses images révèle que ces ruines végétales réfèrent de façon interchangeable à l’âpre destin de la nature ainsi qu’à celui des cultures autochtones. Des recherches démographiques rapportent que la population autochtone est plus importante que jamais et que la majorité de membres de cette communauté habite les centres urbains. Bien qu’elle constitue la population ayant la croissance la plus rapide, les données indiquent le déclin asymétrique de leurs langues qui, dans plusieurs cas, sont en voie d’extinction.
L’importance de la transmission du savoir dans le contexte d’une crise culturelle comme celle à laquelle les peuples autochtones font face est abordée de manière éloquente dans le travail surprenant d’Adrian Stimson, intitulé Beyond Redemption. Dans celui-ci, un bison empaillé semble présider un rassemblement comme un professeur devant ses élèves. Par contre, ses apprentis ne sont que des peaux sur des croix, produits de longues années de ségrégation culturelle. Ils apparaissent indisposés à ingérer le savoir qui leur est communiqué, insensibles aux mots de leur maître, insulaires à leur propre culture. Cette impressionnante installation dresse un sinistre portrait de l’éducation chez les communautés autochtones.
Le travail d’Hannah Claus et celui d’Amelia Winger-Bearskin récupèrent tous deux le mythe iroquois d’Haudenosaunee qui raconte l’histoire de la Femme Ciel qui tombe du Monde Ciel à travers le trou d’un arbre déraciné. Dans sa chute, un oiseau d’eau l’attrape et la place sur la carapace d’une tortue qui accepte de l’accueillir. Dans cet enseignement, comme dans le travail de Claus et de Winger-Bearskin, le nuage représente la création et par extension, la créativité et la communauté. Comme un nuage, une communauté est composée d’un nombre infini de petites particules actives qui se rassemblent pour créer un tout.
Le storytelling, à l’inverse de la pédagogie européenne conventionnelle, laisse le savoir indéfini et sujet à l’interprétation et donc, promeut un contexte idéal pour le changement. Raconter une histoire c’est, en termes pédagogiques, performer un acte, à la fois individuel et social, significatif. Il s’agit précisément de ce que les artistes inclus dans cette exposition tentent d’encourager: que l’on s’intéresse aux histoires qui nous sont racontées et qu’en retour, nous devenions plus attentifs à notre environnement, à nos expériences et aux autres avec qui nous partageons notre expérience de vie. Les œuvres marquantes qui ont été sélectionnées pour Storytelling sont toutes conscientes du passé, mais elles abordent le présent avec urgence. Elles attirent notre attention vers les dangers politiques, culturels et écologiques d’une société majoritairement négligente en positionnant nos histoires et nos expériences au centre d’un puissant mouvement pour le changement.
1. Gregory Cajete, Look at the Mountain: An Ecology of Indigenous Learning, 1994: 116
2. Rosalind Hampton “Indigenous control of Indigenous education” in The McGill Daily [web]: http://www.mcgilldaily.com/2014/03/indigenous-control-of-indigenous-education/
3. Judy Iseke « Storytelling as Research » in International Review of Qualitative Research vol. 6, no. 4 (Winter 2013) : 559.
4. Annie Murphy Paul “Your Brain on Fiction” in New York Times [web]: http://www.nytimes.com/2012/03/18/opinion/sunday/the-neuroscience-of-your-brain-on-fiction.html?pagewanted=all&_r=0
5. Sandra E. Sherwin-Shields, Touching Spirits: Story and Relationship in an Aboriginal Teacher Education Program, University of Saskatchewan (1998): viii.